Où l'on verra pourquoi il n'existe pas de système de vote idéal

31 janv. 2024

Nous nous intéresserons ici au cas des élections considéré comme prise de décision collective.

Jean Charles Borda : le précurseur

Borda (Jean-Charles) critique le système de scrutin uninominal à majorité relative dans son mémoire présenté à l'Académie des Sciences en 1770 et publié en 1784.

Un bien bel homme

Il souligne le problème majeur de ce système : un candidat désapprouvé par une majorité d'électeurs peut tout de même l'emporter, ce qui remet en question la légitimité du processus électoral.

Chacun en a fait l’expérience lorsqu’à chaque élection les fameux thèmes du vote barrage ou du vote utile font la une des journaux.

Pour résoudre ce dilemme, Borda propose une méthode alternative.

Deux principes fondamentaux émergent de ce mémoire :

  • Premièrement, l'importance de la règle majoritaire (déjà considérée comme la pierre angulaire du scrutin uninominal).
  • Deuxièmement, la nécessité pour chaque électeur de spécifier un classement pour tous les candidats, permettant une évaluation plus complète de leur mérite.

Borda explore ensuite deux approches pour mettre en œuvre ce dernier principe :

  • La méthode des rangs, où chaque candidat reçoit des points basés sur son rang dans chaque classement individuel.
  • La méthode des élections particulières, où les candidats sont comparés deux à deux pour chaque paire possible, le gagnant étant celui qui est préféré à la majorité simple.

Borda favorise la méthode des rangs, estimant qu'elle est plus pratique, et reconnaît la complexité potentielle de la méthode des élections particulières lorsque le nombre de candidats est élevé.

Condorcet et son fameux paradoxe

L'Essai de Condorcet, paru en 1785, se penche sur le principe même de la justesse d’une décision collective.

Un superbe profil

Condorcet se demande quelle est la probabilité qu'une décision prise à la majorité des voix soit la meilleure, postulant que chaque électeur essaie de voter de manière juste.

L'idée clé de Condorcet est que certaines combinaisons de votes individuels peuvent être contradictoires. Imaginons une élection où trois candidats, A, B et C, sont en lice.

La majorité peut préférer A à B, B à C et C à A.

Cette situation paradoxale montre que la volonté collective peut contenir des contradictions logiques, mettant en lumière le "Paradoxe de Condorcet".

Prenons un sondage permettant de classer 3 produits en fonction de la préférence des clients.

  • 15 clients classent les produits ainsi : 1>2>3
  • 13 clients classent les produits ainsi : 2>3>1
  • 2 clients classent les produits ainsi : 2>1>3
  • 7 clients classent les produits ainsi : 3>1>2
  • 5 clients classent les produits ainsi : 3>2>1

Si l’on compare par paires on constate que :

  • 22 clients estiment que 1>2 et 20 estiment 2>1
  • 30 clients estiment que 2>3 et 12 estiment 3>2
  • 25 clients estiment 3>1 et 17 estiment 1>3

En somme : 1>2>3>1...le paradoxe est évident.

Comment Condorcet propose-t-il de réagir dans pareille situation ? Il propose diverses pistes de réflexions, parmi lesquelles certaines ont cours aujourd’hui. Par exemple, devant une cour de justice, l’indécision des jurés doit profiter l’accusé.

Dans l’exemple ci-dessus, sa préconisation serait d’éliminer le vainqueur le moins performant, ici le produit 1 qui l’emporte sur 2 avec le plus petit score.

Dès lors c’est le produit 2 qui l’emporterait, quand un scrutin majoritaire à un tour aurait donné 1 gagnant.

(Ce qui marche avec des produits marche évidemment avec des candidats à n’importe quelle élection au suffrage majoritaire uninominal…)

Condorcet engagera plus tard une discussion avec Borda (cité plus haut) puisque sa méthode par notation pourrait aboutir au même paradoxe (nous venons de le voir).

La critique des Borda et Condorcet : le cadre ne semble pas réaliste

Ses contemporains critiquent l'idée de Condorcet (et de Borda) selon laquelle les individus votent uniquement en suivant la raison.

Par exemple, dans une élection où plusieurs candidats sont en compétition, un électeur peut voter pour ses seuls intérêts, être influencé par des facteurs extérieurs ou sanctionner plus sévèrement que de raison les candidats les plus dangereux pour leur favori.

Laplace dira à propos de la méthode des rangs :

« Ce mode d'élection serait sans doute le meilleur, si des considérations étrangères au mérite n'influaient point souvent sur le choix des électeurs, même les plus honnêtes, et ne les déterminaient point à placer aux derniers rangs les candidats les plus redoutables à celui qu'ils préfèrent, ce qui donne un grand avantage aux candidats d'un mérite médiocre. »

A quoi Borda répondra : « Mon scrutin n'est fait que pour d'honnêtes gens ! » Ce qui est un programme en soi…

Le théorème d'impossibilité d'Arrow

Ce débat ouvre les prémices débat sur la possibilité même d'un vote idéal. Arrow (prix Nobel d’économie en 1972) écrira sur ce sujet en 1951 dans « Social Choice and Individual Values ».

Allons droit au but : Arrow démontre qu'il est impossible de construire un système de vote qui satisfasse simultanément à quatre critères de rationalité démocratique, qu'il a appelés :

  1. Non-dictature : Aucun individu ne peut imposer toujours sa préférence sur les décisions collectives. En d'autres termes, aucun voteur ne peut être un dictateur, ayant un poids disproportionné dans le résultat final.
  2. Universalité des préférences : Le système de vote doit être capable de prendre en compte toutes les préférences des individus et de toutes les transcrire en une décision collective.
  3. Transitivité des préférences : Si une majorité de personnes préfère A à B et une autre majorité préfère B à C, alors la majorité devrait également préférer A à C. En termes simples, les préférences collectives devraient être cohérentes et transitives.
  4. Unanimité : quand tous les agents manifestent une préférence, celle-ci doit s’appliquer à la collectivité des agents

Ce théorème d'impossibilité a des implications profondes, montrant qu'aucun système de vote basé sur des choix individuels ne peut à coup sûr générer de décision collective conforme à tous les critères de rationalité démocratique.

D’autres chercheurs ont travaillé sur la difficulté de l’agrégation des préférences en envisageant la difficulté d’évaluation de l’intensité des préférences, conduisant aux paradoxes mentionnés plus haut.

Et, spoil : il n’y a pas de système parfait, facile à mettre en œuvre, même si certains s’en approchent (ou prétendent le faire). C’est le cas par exemple de l’analyse des appels d’offres de marchés publics ou chaque candidature (disons chaque candidat pour simplifier) est étudiée selon de nombreux facteurs objectifs (supposément) et évaluables. La résultante de l’étude des caractères individuels produit un score qui permet de classer les candidats.

(Une critique facile est naturelle chez quiconque a déjà remis un appel d’offre : il est tout à fait possible de le truquer en choisissant une échelle de notation valorisant a priori un candidat ou de reconstituer une notation des critères après avoir sélectionné l’heureux élu…)

Dès lors, il n’existe pas de procédure de décision collective absolument satisfaisante. Plus simplement, l’impossibilité d’Arrow est l’impossibilité de mise en place d'un système de vote idéal !

Dépasser ces paradoxes : continuer à croire à l'intelligence collective

Au-delà des limitations identifiées par le théorème d'impossibilité d'Arrow et du paradoxe de Condorcet, il existe un intérêt croissant pour explorer le potentiel de l'intelligence collective dans la prise de décision.

L'idée de l'intelligence collective suggère que des groupes d'individus peuvent collectivement produire des décisions plus judicieuses et plus informées que celles issues d'une somme de choix individuels. Cette approche suppose que lorsque des individus partagent leurs connaissances, compétences et perspectives diverses, cela crée une "sagesse des foules", une boussole pour guider les arbitrages complexes.

Il est à noter qu'une des clés pour faire opérer cette sagesse collective, c'est de supposer (et contrôler) l'objectivité et la justesse des avis des participants, de sorte que l'écueil évoqué par Laplace puisse être dépassé (ou dit autrement, que le scrutin soit réellement le fait d'honnêtes gens comme le souhaitait Borda).

Des exemples concrets existent:

  • Les plateformes de co-création peuvent agréger les opinions de nombreux individus pour construire une conscience des attentes d'un marché ou d'une communauté.
  • Les wikis et autres plates-formes collaboratives démontrent également comment une multitude de contributeurs peut créer des connaissances collectives plus riches que celles de tout individu seul.
  • Les jurys citoyens ou les délibérations citoyennes visent à impliquer des groupes de personnes dans des processus participatifs et démocratiques. Ces méthodes permettent d'intégrer des perspectives variées, d'encourager le débat et d'aboutir à des recommandations plus éclairées (ou, et c'est aussi l'un des arguments à faveur, des décisions mieux acceptées).

L'essence de l'intelligence collective réside dans la diversité des contributions individuelles et la capacité à synthétiser ces contributions de manière à générer des idées et des décisions plus robustes. Cependant, sa mise en œuvre nécessite souvent des processus bien conçus pour garantir une participation équitable et éviter les biais.

Ainsi, au-delà des défis posés par les paradoxes et les limites des systèmes de vote traditionnels, l'intelligence collective offre un potentiel pour améliorer les prises de décision en exploitant la diversité, la collaboration et la sagesse collective des individus.

Bien entendu, ces processus doivent être réservés à des quantums de participants raisonnables et seraient difficilement applicables aux cas souvent soulevés par Condorcet, Borda ou Arrow, celui des élections en démocratie.


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